
Autrefois cantonnée au rôle de simple figurante, la traduction automatique, ou TA pour les intimes, se voit subitement confier les rênes d’un rôle de premier plan depuis l’avènement en grande pompe de DeepL et autres élèves surdoués de l’intelligence artificielle.
Comme le hasard fait bien les choses, ce sont bien souvent ceux qui ont tout intérêt à voir leur poulain s’ériger en messie de la traduction – aux yeux du grand public, du moins – qui le proclament haut et fort : « La TA, disent-ils la main sur le cœur, c’est l’avenir de la traduction ! » Et quand une agence ou une entreprise fait appel à ces nouveaux philanthropes des temps numériques, on leur parle alors des « économies substantielles » qu’elles vont réaliser. Eux, bien sûr, se serviront « un peu » au passage, car, après tout, il ne s’agit pas d’aller à l’encontre des lois de l’économie de marché ! Puis vient la question qui est sur toutes les lèvres : « Mais au fait, qu’est-ce qu’elle vaut, cette TA reconditionnée par les magiciens de l’IA ? » Niveau qualité, j’entends… La réponse ne se fera pas attendre : « Oh, vous savez, nous avons mis au point un logiciel qui comprend les fondements de la langue ! Ses mécanismes, quoi ! Alors, vous pensez bien que la qualité est au rendez-vous ! Enfin, bref, vous allez faire de belles économies ! » On n’en saura pas plus. Toujours est-il que certains traducteurs se sont déjà reconvertis dans la vente de churros en bord de plage. Comme quoi, le marketing a encore de beaux jours devant lui !
Pour notre part, nous avons choisi de garder la tête froide. Il n’y a aucune raison de se laisser entraîner par l’enthousiasme ambiant ni de sombrer dans le défaitisme le plus absolu avant d’avoir jugé sur pièce, n‘est-il pas ? Nous allons donc analyser froidement un texte concocté par DeepL. Comprenez : le décortiquer dans un cadre professionnel phrase par phrase. Un premier avertissement s’impose : la traduction étant à mi-chemin entre un métier technique et artistique, une relecture comporte irrémédiablement une part de subjectivité. En gros, une forme de ressenti, qui sera argumenté, mais qui n’a pas vocation à faire l’unanimité à chaque fois. Nous allons constater néanmoins que c’est ce fameux « ressenti » qui fait le plus grandement défaut à la machine. Mais ça, cher lecteur, chère lectrice, vous vous en doutiez déjà… Nous tenons également à préciser qu’une relecture se veut impitoyable. Les chipotages caractérisés font partie du métier. Loin de nous l’idée de ménager la machine sous prétexte qu’elle n’est pas humaine, justement. N’oublions pas que ni Bruno ni Virginie, payés 0,05 EUR/mot, n’ont droit à de tels égards. Cela dit, pour éviter les mauvais procès, nous allons l’affubler d’un petit nom, cette brave TA, histoire de lui donner le visage affable dont elle est dépourvue ! Ce sera donc Josiane ! Mes excuses par avance aux vraies Josiane qui, elles, font sans doute un boulot remarquable au quotidien.
Sur ce, voici le texte que nous vous proposons :
Texte d’origine (tiré du jeu Disco Elysium)
Cool for: Sane People, Well-Adjusted Cops, The Non-Suicidal
Volition urges you to be a good guy – to others and to yourself. It enables you to resist temptation: be it in a bottle, between a pair of legs, or at the end of an iron barrel which promises oblivion. Volition gives you the will to finish the investigation, improving your Morale – one of the two health pools in the game.
At high levels, Volition makes you hyper-sane. When you’re about to get funky, it keeps you normal. It’s a bit of a party-pooper. At low levels, however, you’ll have little Morale. Without it, you’ll be profoundly unstable cop, falling apart at the seams as you make irreversible mistakes.
Traduction de DeepL
Cool pour : Les personnes saines d’esprit, les flics équilibrés, les non-suicidaires
La volonté vous pousse à être un bon gars – pour les autres et pour vous-même. Elle vous permet de résister à la tentation : qu’elle soit dans une bouteille, entre deux jambes ou au bout d’un tonneau en fer qui promet l’oubli. La Volition vous donne la volonté de terminer l’enquête, en améliorant votre Moral – l’une des deux réserves de santé du jeu.
À haut niveau, la Volition vous rend hyper sain d’esprit. Lorsque vous êtes sur le point de devenir funky, elle vous permet de rester normal. C’est un peu un rabat-joie. En revanche, à bas niveau, vous n’aurez que peu de Moral. Sans lui, vous serez un flic profondément instable, s’effondrant au fur et à mesure que vous commettez des erreurs irréversibles.
À la lecture de ce paragraphe, il en ressort une conclusion inévitable : ce texte a été pondu par une intelligence artificielle. Il reste fonctionnel et pratique pour qui n’a aucune notion d’anglais, mais les erreurs rencontrées ici et là n’auraient jamais été produites par un cerveau humain.
Cool pour : Les personnes saines d’esprit, les flics équilibrés, les non-suicidaires.
- (Sens) « Cool » est bien employé en français, mais pas au sens de « adapté ».
- (Style) « Les personnes saines d’esprit » est lourdingue, Josiane. Tout comme on privilégiera « les Normandes » à « les femmes normandes », on évitera ici « personnes » qui sent la traduction à plein nez. Les « sains d’esprit » suffit amplement.
- (Style) On peut envisager l’usage substantivé de « non-suicidaire » (avec un tiret, donc), mais il y a sans doute des solutions plus élégantes, ici.
Proposition personnelle : Idéal pour : les sains d’esprit, les flics équilibrés et les gens qui refusent les idées noires.
La volonté vous pousse à être un bon gars – pour les autres et pour vous-même.
- (Sens) Pour votre gouverne, « être un bon gars » ne signifie pas « faire le bien » en français, Josiane. On l’associe plutôt à quelqu’un de simple (dans le bon sens du terme) et de gentil.
- (Style) Pour les autres et pour vous-même… bof. Ça manque clairement de naturel ! Gageons que si Josiane avait exprimé cette idée dans sa langue maternelle, elle l’aurait expliqué autrement !
Proposition personnelle : La Volonté vous pousse à faire le bien, dans votre intérêt et celui des autres.
Elle vous permet de résister à la tentation : qu’elle soit dans une bouteille, entre deux jambes ou au bout d’un tonneau en fer qui promet l’oubli.
Aïe ! Les ennuis commencent !
- (Style) Elle vous permet de… L’anglais emploie beaucoup « enable », « can », « may » et autres verbes modaux. En français, on peut être plus affirmatif sans paraître grossier ni moins précis.
- (Sens) L’image de la tentation dans une bouteille ne marche pas dans cette construction. On devine à grand-peine ce que cette phrase veut dire. Pareil pour « entre deux jambes ». Si on tenait absolument à garder cette image, on parlerait très probablement de « cuisses » et non de « jambes ». Bref, il va falloir être plus explicite, Josiane !
- (Sens) Ou au bout d’un tonneau en fer qui promet l’oubli. Là, c’est la débandade, Josiane. Cette phrase ne veut strictement rien dire. On parle du canon d’une arme à feu, pas d’un tonneau de vin ! L’expression « promettre l’oubli » est tout aussi cryptique. On nous explique que l’usage d’un pistolet va promptement et immanquablement supprimer notre existence ! Si le contre-sens est un fléau qui n’épargne, hélas, personne, le non-sens est quant à lui l’apanage des plus grands ! Bravo, Josiane, vous êtes entrée dans l’histoire !
Proposition personnelle : Vous résistez à la tentation de noyer votre chagrin dans l’alcool, de vous abandonner à la luxure ou de finir abruptement votre carrière en vous faisant sauter la cervelle.
La Volition vous donne la volonté de terminer l’enquête, en améliorant votre Moral – l’une des deux réserves de santé du jeu.
- (Style et harmonisation) Contre toute attente, « Volition » existe bel et bien en français ! Josiane a sauvé sa tête ! Mais c’est un terme spécialisé appartenant à la psychologie et à la philosophie, semble-t-il. Autre problème : « Volition » (en anglais dans le texte) est une expression récurrente qu’il faut traduire à chaque fois à l’identique par souci de cohérence. C’est ce qu’on appelle un terme glossaire. Or, Josiane nous a proposé « Volonté » un peu plus haut.
- (Sens) « En améliorant votre Moral ». Précisons d’emblée que « Moral » est aussi un terme glossaire. On peut le comprendre comme une jauge de points de vie, pour parler en termes vidéoludiques. Mais revenons à nos moutons : « en améliorant votre Moral » donne l’impression qu’il faut améliorer son « Moral » pour avoir l’envie de boucler son enquête. Or, c’est le contraire : quand on boucle son enquête (aidé par une Volonté élevée), on améliore son Moral.
- (Style) « …, l’une des deux réserves de santé du jeu. » Je vais commencer par vous féliciter, Josiane, car vous n’avez pas traduit « pool » par « piscine », « bassin » ou je ne sais quoi encore. Cela dit, « réserve de santé du jeu » sonne quand même un brin jargonneux, même pour un jeu vidéo. Comme nous l’avons indiqué plus haut, il s’agit d’une « jauge de vie »…
Proposition personnelle : La Volonté vous donne l’envie de boucler votre enquête, ce qui améliore votre moral, l’un des deux paramètres qui influent sur vos fonctions vitales.
À haut niveau, la Volition vous rend hyper sain d’esprit.
- (Sens) « Sane » peut effectivement signifier « sain d’esprit », mais si vous aviez lu la suite, Josiane, vous auriez compris qu’il s’agit ici plutôt d’être « raisonnable », raisonnable à l’excès, d’ailleurs.
Proposition personnelle : Avec une Volonté développée, rien ne vous écarte du droit chemin.
Lorsque vous êtes sur le point de devenir funky, elle vous permet de rester normal.
- (Sens, style) « Funky » peut être, à la rigueur, employé dans les milieux autorisés pour décrire une attitude jouasse, mais « être sur le point de devenir funky » ne veut pas dire grand-chose en français. Et dans le genre alambiqué, on fait difficilement mieux. (C’est de l’ironie, Josiane.) « Elle vous permet de rester normal » n’a quant à lui aucun sens dans ce contexte. Le sens profond de cette phrase est que, poussée à son paroxysme, la Volonté vous empêche de partir en cacahouète ou, du moins, de vous lâcher ne serait-ce qu’un petit peu.
Proposition personnelle : Si d’aventure vous étiez sur le point de vous relâcher, elle vous rappelle à l’ordre.
C’est un peu un rabat-joie.
- (Grammaire) Bon, cette fois, je vous l’accorde, ça passe. Mais non, je plaisante, Josiane. Vous nous avez encore fait du travail de cochon. « Rabat-joie » désigne la « Volition » dans votre traduction. « Volition » étant un nom féminin, il eût fallu écrire : « C’est un peu une rabat-joie. » Cela dit, même avec cette formulation, il manque un petit quelque chose. Un problème de rythme, sans doute.
Proposition personnelle : Dans le genre rabat-joie…
En revanche, à bas niveau, vous n’aurez que peu de Moral.
- (Style) Techniquement, cette phrase reste compréhensible, mais quand même, Josiane, vous auriez pu faire un effort. Rien ne vous oblige à suivre la structure de l’anglais comme un âne bâté, vous savez ? « Vous n’aurez que peu de moral » est une tournure d’un certain registre tout à fait valable, mais curieusement, on s’attendrait ici à voir une suite. Sans doute parce qu’elle est employée au futur. Comme dans : « Vous n’aurez que peu de marge de manœuvre si l’avion perd l’une de ses ailes en plein vol ! » De plus, le sens général de la phrase se perd dans les limbes. On a l’impression qu’on parle non plus de « moral » mais de « morale », avec un « e » final. Pour éviter la confusion, il aurait mieux valu partir sur « niveau de moral faible », par exemple. Il y a également un mélange des genres quelque peu disgracieux. « À bas niveau » et « vous n’aurez que peu de Moral » dans la même phrase ne font pas bon ménage.
Proposition personnelle : Mais si votre Volonté est faible, vous aurez le moral dans les chaussettes.
Sans lui, vous serez un flic profondément instable, s’effondrant au fur et à mesure que vous commettez des erreurs irréversibles.
- (Grammaire) Comme nous l’avons indiqué plus haut, il fallait écrire « Sans elle ».
- (Sens, style) « … s’effondrant au fur et à mesure que vous commettez des erreurs irréversibles. » ne marche pas, Josiane, sachez-le. C’est beaucoup trop long et alambiqué, mais surtout, il y a un problème de logique. On peut difficilement s’effondrer petit à petit, car un effondrement représente le point culminant d’une chute, si je puis dire. Il faut donc formuler autrement en parlant d’erreurs irréparables qui mènent à un effondrement.
Proposition personnelle : Et les flics à la dérive commettent des erreurs irréparables qui les mènent au fond du trou.
Voici donc à quoi pourrait ressembler une traduction réalisée par un homo sapiens :
Idéal pour : les sains d’esprit, les flics équilibrés et les gens qui refusent les idées noires.
La Volonté vous pousse à faire le bien, dans votre intérêt et celui des autres. Vous résistez à la tentation de noyer votre chagrin dans l’alcool, de vous abandonner à la luxure ou de finir abruptement votre carrière en vous faisant sauter la cervelle. La Volonté vous donne l’envie de boucler votre enquête, ce qui améliore votre moral, l’un des deux paramètres qui influent sur vos fonctions vitales.
Avec une Volonté développée, rien ne vous écarte du droit chemin. Si d’aventure vous étiez sur le point de vous relâcher, elle vous rappelle à l’ordre. Dans le genre rabat-joie… Mais si votre Volonté est faible, vous aurez le moral dans les chaussettes. Et les flics à la dérive commettent des erreurs irréparables qui les mènent au fond du trou.
Cette traduction concoctée par nos soins n’est évidemment pas parfaite. On pourra toujours en toute bonne foi critiquer certains passages et proposer, le cas échéant, des améliorations. Cela dit, elle est assez représentative du travail habituel d’un traducteur professionnel.
Conclusion
Autant le dire sans ambages : d’un point de vue professionnel, la traduction proposée par DeepL est absolument inacceptable. On pourra nous rétorquer que le paragraphe choisi n’est pas adapté à la TA. Mais dans ce cas, quel texte est-il susceptible d’être traduit par un logiciel ? Un bulletin météo, une liste de courses, une annonce dans le journal ?… Si la machine est en mesure d’accomplir une tâche rébarbative sans se planter lamentablement à la première difficulté, c’est déjà pas mal. Mais la réalité du métier de traducteur est autrement plus complexe. Elle est loin de se limiter aux domaines extrêmement codifiés qui ne demandent jamais aucun effort créatif ! Mais revenons au texte que nous avons analysé, si vous le voulez bien. Pour le rendre passable, il faudrait tout réécrire, ce qui n’est pas le rôle du relecteur.
Une mauvaise traduction comporte deux inconvénients. Le premier, c’est qu’elle tire la qualité générale du projet vers le bas puisque, à moins de disposer d’un temps illimité, le relecteur est bien obligé de s’appuyer sur le texte qu’il a sous les yeux. Le second est qu’en apportant de nombreuses modifications à la traduction d’origine, on risque d’introduire de nouvelles erreurs qui, cette fois, ne seront probablement pas corrigées.
Mais s’il fallait n’en garder qu’un, le défaut le plus rédhibitoire de la TA, c’est qu’on ne peut pas lui faire confiance. À titre d’exemple, le choix de « volition » pourrait donner lieu à un débat entre le traducteur et le relecteur. Faute de débat, le relecteur sera tout du moins amené à se demander pourquoi un terme utilisé en psychologie ou en philosophie a été retenu. Avant de l’écarter ou de le valider, il mènera donc sa petite enquête puisqu’a priori, ce terme n’a pas été pioché au hasard. Or, dans le cas d’une TA, Dieu sait quel modèle probabiliste tordu a été appliqué pour parvenir à ce résultat ! On aura donc tout intérêt, pour préserver sa santé mentale, à partir du principe que la machine nous raconte des fadaises ! Et ce triste constat se répétera tout au long du texte qu’on aura à relire, ce qui suppose une perte de temps phénoménale.
On serait tenté de se demander pourquoi la TA est si incompétente. Chercherait-on à nous imposer un nivellement par le bas dans le seul but de nous engourdir le cerveau ? D’aucuns espèrent sans doute qu’à force, plus personne ne soit en mesure de faire le tri entre une bonne et une mauvaise traduction. Il y a peut-être un peu de ça, mais en réalité, c’est beaucoup plus trivial qu’on pourrait le croire : l’absence de ressenti de la machine résulte de son mode de fonctionnement ! Sa logique interne lui intime de cracher la solution la plus probable. Mais comment pourrait-elle garantir que cette solution est la bonne si elle ne sait même pas ce qu’est un contexte ou une intention ? Vous voulez piéger la machine ? Rien de plus simple : il suffit de lui demander de traduire une expression inconnue au bataillon comme « Barnabé marine dans son mal-être » ou « J’ai la peau comme un crayon desséché ». La machine est incapable de déterminer si l’une de ces propositions manque de naturel ou non. Un fier spécimen de la race humaine s’en remettra quant à lui à son sens de la langue, autrement dit à son ressenti, pour conclure que la première est tout à fait compréhensible, tandis que la seconde doit impérativement être modifiée.
Considérons l’entretien d’embauche lunaire suivant. Si à la question : « Quel est votre plus grand défaut ? », un candidat répond candidement : « On ne peut pas me faire confiance », on aura tôt fait de lui indiquer la sortie. Pourtant, les gourous de la TA voudraient nous faire croire que la machine a toute sa place dans un processus intellectuel qui demande à la fois des connaissances linguistiques et une capacité d’analyse de haute volée. Et certaines entreprises mal intentionnées, mal informées ou mises sous pression financière continueront de faire croire à leurs clients que la TA fait le même boulot qu’un traducteur professionnel. Le mythe de la TA toute-puissante s’éteindra de lui-même le jour où plus aucun traducteur n’acceptera de relire, autrement dit de réécrire de A à Z, une traduction écrite avec le cul ! En attendant, si l’on tient à être pris au sérieux, mieux vaut se tenir aussi loin que possible de cette vaste supercherie.
